lundi 5 octobre 2009

Haï Phong Marseille ou les cendres du temps

Haï Phong Marseille, film du demi-sommeil, quand le rêve touche à l'état de veille sans perdre sa qualité de rêve, donnant lieu à un récit épanoui dans la jouissance de l'écart assumé de la langue au monde.
L'art singulier de Gaëlle Vu dans ce film est celui des interstices : elle y explore les failles de la mémoire, ce qu'il convient de ne pas confondre avec une célébration de l'oubli. Les failles de la mémoire sont des points d'incandescence, brûlant la surface ou conscience de toute chose remémorée.

Si ce film devait être un paysage, ce serait celui de Pompéi après l'éruption du Vésuve en l’an 79, tel qu’il nous apparaît encore à travers les mots de Pline le Jeune : "Enfin, le brouillard devint plus ténu et se dissipa comme de la fumée ou comme un nuage. Ce fut le jour, le vrai, et même le soleil brilla, mais du jaune pâle des éclipses."(*) Ainsi des images du film Haï Phong Marseille, brûlées de part en part, transpercées de traits de lumière comme un vitrail gothique : dans l’intimité de l’église comme dans la salle obscure, la splendeur de la lumière ne serait rien si elle n’était portée par la profondeur des ombres. Et le silence serait moins imposant si, en nous enveloppant, il ne nous faisait entendre l’intérieur de notre propre corps.
On connaissait le chemin accompli par Marguerite Duras dans son voyage vers le cinéma, voyage qui l’a menée en un lieu impossible à situer selon la cartographie habituelle de la pensée critique. Gaëlle Vu entreprend un tel voyage, mais du cinéma vers la littérature, progressant à tâtons et dans le noir. Et sa voix et celles des personnes filmées se font entendre d’abord comme souffles, soupirs, sanglots : les mots, s’ils transmettent du sens, sont avant tout pure respiration. Haï Phong Marseille, film de voyage sur les traces du père défunt, remonte la vie jusqu’à sa source.

C’est une expérience tellement exaltée de la recherche des origines qu’elle en devient une expérience de la naissance. Si l’on dit de la patrie qu’elle est une mère, l’on peut dire du père évoqué dans le film Haï Phong Marseille qu’il est une matrice. Ce qui reste de lui est une parole que la fille essaie, non pas de transmettre, mais d’émettre à son tour, apprenant, en même temps qu’elle les énonce, les sens des mots, touchant au plus près de sa réalité physique la langue reçue en héritage : tout à la fois française, anglaise, vietnamienne.

Pour le spectateur, le plaisir est grand de voyager de Marseille à Haï Phong en se laissant porter par la musique de ces trois langues. Les glissements d’un lieu à l’autre suivent le rythme des mots, comme dans une conversation nocturne les mots glissent d’un sens à un autre en suivant les méandres de la pensée, se cristallisant parfois dans le trouble des sentiments. Haï Phong peut alors engendrer des images de Marseille, et Marseille des images de Haï Phong. Nous avons traversé avec elle le miroir de Gaëlle.
Quand le film se termine, la question demeure de savoir de quel côté de ce miroir nous nous trouvons..

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