mercredi 18 août 2010


Peut-être parce qu'il n'était pas tout-à-fait intime, ce journal a laissé filer les jours sans les attraper. De juillet 2009 à janvier 2010, nous avions travaillé avec une intensité telle qu'il était impossible d'en tenir une chronique régulière. Ensuite, de janvier à la fin juillet 2010, le film était resté dans son état d'ours, sans plus personne pour prendre soin de lui. Les circonstances qui sont celles de la vie avaient dicté cet abandon. Il n'y avait rien à raconter. Ce rien dessinait une issue que nul d'entre nous n'aurait osé préméditer.

Nous avions bloqué tout le mois d'août pour venir à bout du chantier qui semblait plus que jamais vertigineux. Car un doute subsistait quant à savoir si nous saurions construire en trente jours ce que nous avions échoué à faire en six mois. L'affaire fut finalement réglée en cinq jours et cinq nuits. Non pas réglée dans le sens d'un achèvement absolu, sans faille. Mais le film était enfin là, dans sa durée, 80 minutes, et dans son rythme intime. Inachevé et imparfait, plein de petits défauts dont aucun pourtant ne pouvait retarder le terme du voyage, il exigeait certes qu'on retourne dans la salle des machines pour affiner sa mécanique interne.

Neplaz a trouvé les mots justes pour dire ce qui reste à faire : Tu peux enlever dix minutes pour que la structure de l'ensemble soit parfaitement dessinée. Le grand voyage existe déjà, mais il demande à être exprimé avec plus de précision dans sa composition. Quand cela sera fait, il sera temps de rentrer dans les détails des petits chemins qui dessinent le grand voyage.

Je reprendrai le montage avec P'tite Céline dans une semaine. Julien et Théo ne seront pas loin.
Avec la P'tite, il s'agira d'adopter l'autre perspective du cinéma qui est celle du son. Cette perspective n'est pas cavalière mais atmosphérique.

lundi 5 octobre 2009

Haï Phong Marseille ou les cendres du temps

Haï Phong Marseille, film du demi-sommeil, quand le rêve touche à l'état de veille sans perdre sa qualité de rêve, donnant lieu à un récit épanoui dans la jouissance de l'écart assumé de la langue au monde.
L'art singulier de Gaëlle Vu dans ce film est celui des interstices : elle y explore les failles de la mémoire, ce qu'il convient de ne pas confondre avec une célébration de l'oubli. Les failles de la mémoire sont des points d'incandescence, brûlant la surface ou conscience de toute chose remémorée.

Si ce film devait être un paysage, ce serait celui de Pompéi après l'éruption du Vésuve en l’an 79, tel qu’il nous apparaît encore à travers les mots de Pline le Jeune : "Enfin, le brouillard devint plus ténu et se dissipa comme de la fumée ou comme un nuage. Ce fut le jour, le vrai, et même le soleil brilla, mais du jaune pâle des éclipses."(*) Ainsi des images du film Haï Phong Marseille, brûlées de part en part, transpercées de traits de lumière comme un vitrail gothique : dans l’intimité de l’église comme dans la salle obscure, la splendeur de la lumière ne serait rien si elle n’était portée par la profondeur des ombres. Et le silence serait moins imposant si, en nous enveloppant, il ne nous faisait entendre l’intérieur de notre propre corps.
On connaissait le chemin accompli par Marguerite Duras dans son voyage vers le cinéma, voyage qui l’a menée en un lieu impossible à situer selon la cartographie habituelle de la pensée critique. Gaëlle Vu entreprend un tel voyage, mais du cinéma vers la littérature, progressant à tâtons et dans le noir. Et sa voix et celles des personnes filmées se font entendre d’abord comme souffles, soupirs, sanglots : les mots, s’ils transmettent du sens, sont avant tout pure respiration. Haï Phong Marseille, film de voyage sur les traces du père défunt, remonte la vie jusqu’à sa source.

C’est une expérience tellement exaltée de la recherche des origines qu’elle en devient une expérience de la naissance. Si l’on dit de la patrie qu’elle est une mère, l’on peut dire du père évoqué dans le film Haï Phong Marseille qu’il est une matrice. Ce qui reste de lui est une parole que la fille essaie, non pas de transmettre, mais d’émettre à son tour, apprenant, en même temps qu’elle les énonce, les sens des mots, touchant au plus près de sa réalité physique la langue reçue en héritage : tout à la fois française, anglaise, vietnamienne.

Pour le spectateur, le plaisir est grand de voyager de Marseille à Haï Phong en se laissant porter par la musique de ces trois langues. Les glissements d’un lieu à l’autre suivent le rythme des mots, comme dans une conversation nocturne les mots glissent d’un sens à un autre en suivant les méandres de la pensée, se cristallisant parfois dans le trouble des sentiments. Haï Phong peut alors engendrer des images de Marseille, et Marseille des images de Haï Phong. Nous avons traversé avec elle le miroir de Gaëlle.
Quand le film se termine, la question demeure de savoir de quel côté de ce miroir nous nous trouvons..